
Justice rendue pour le crash d’un avion de chasse en 2015. Un tribunal ordonne à Lockheed Martin d’indemniser les familles de deux pilotes grecs tués lors d’un exercice de l’OTAN en Espagne
Cet article est une traduction de l’original intitulé « Justice delivered over 2015 fighter jet crash », publié dans Ekathimerini et rédigé par Yiannis Papadopoulos, le 06/06/2025.
Lors de l’exercice de l’OTAN mené en janvier 2015 sur la base aérienne de Los Llanos, en Espagne, un F-16 biplace grec faisait partie d’une formation en « flèche », chargé de protéger un groupe d’avions alliés. À peine 7,8 secondes après le décollage, l’appareil s’est écrasé au sol. Les deux pilotes sont morts malgré leur tentative d’éjection. Neuf militaires français ont également été tués, victimes du crash et des explosions qui ont suivi, tandis que 33 autres personnes ont été blessées. En mars dernier, soit dix ans après les faits, un tribunal grec a condamné le constructeur américain de l’avion, Lockheed Martin, à verser des indemnités aux familles des deux pilotes.
La décision du Tribunal d’appel d’Athènes, composé de trois juges, a été rendue publique le 17 mars 2025. Le tribunal a estimé que Lockheed Martin n’avait pas pris toutes les précautions de sécurité nécessaires et a accordé des dommages-intérêts substantiels aux plaignants. L’enquête a montré que l’avion n’avait pas été correctement configuré avant le décollage, un interrupteur contrôlant l’angle des stabilisateurs ayant été activé par erreur.
Les plaignants, représentés par les avocats Elias Pavlakis et George Moschos, ont affirmé que l’accident était dû à un défaut de conception du panneau de réglage manuel du trim, ainsi qu’à l’absence d’un système d’alerte capable d’informer l’équipage en cas de mauvaise configuration. Ils ont également évoqué des incidents similaires qui auraient dû alerter le constructeur. Lockheed Martin a nié toute responsabilité.
Les actions en justice ont été engagées en 2017 devant le tribunal de première instance d’Athènes, mais ont été rejetées pour des raisons de procédure, les juridictions grecques étant jugées incompétentes à l’international. En 2022, la Cour suprême a toutefois reconnu la compétence des tribunaux grecs, renvoyant l’affaire devant une nouvelle formation du tribunal d’appel.
Comme l’a rapporté Kathimerini, cette décision récente permet de mieux comprendre l’un des accidents les plus meurtriers de l’histoire des exercices de l’OTAN.
Le F-16 grec, piloté par le capitaine Panagiotis Laskaris (35 ans) et le copilote Athanasios Zagas (31 ans), devait effectuer une mission de combat aérien le 26 janvier 2015, depuis la base de Los Llanos, à 6 kilomètres d’Albacete. En temps normal, l’équipage effectue les vérifications standard avant décollage en bord de piste, au début du roulage. Mais les escadrons grecs — comme d’autres participants — les réalisaient dès la position de stationnement, une pratique devenue courante pour éviter la congestion autour de la piste.
Les vérifications
Les vérifications ont été finalisées environ 20 minutes avant le décollage. À 15 h 16 (heure locale), quelques secondes après s’être envolé, l’avion a viré de manière incontrôlée vers la droite et s’est écrasé près de l’abri D-4 de la base. Après avoir tenté de redresser l’appareil, Laskaris a déclenché son siège éjectable une seconde avant l’impact, tandis que Zagas l’avait fait une demi-seconde plus tôt. Mais les conditions de vol ne permettaient déjà plus une éjection sûre. Le crash a coûté la vie aux deux pilotes grecs et à neuf militaires français ; 33 autres personnes ont été blessées (21 Français et 12 Italiens). Un Mirage 2000D français, un Alpha Jet français et un AMX italien ont été détruits.
Le F-16 de Lockheed Martin avait été livré à l’armée de l’air grecque le 7 janvier 1997. Au moment de l’accident, il totalisait 4 056,6 heures de vol. Selon le tribunal militaire de l’air d’Athènes, les deux pilotes étaient qualifiés, en bonne santé, et leurs tests toxicologiques étaient négatifs. Le commandant de bord venait d’être certifié instructeur avec 1 527 heures de vol, dont 940 sur F-16. Le copilote, leader de formation à quatre avions, avait 1 140 heures de vol, dont 536 sur ce modèle.
D’après la chronologie établie par la cour, l’activation involontaire du bouton de trim de lacet et du bouton de roulis s’est produite 20 minutes avant le décollage, en à peine 0,3 seconde. Cette modification a altéré la position des stabilisateurs, provoquant « une perturbation aérodynamique brutale juste après le décollage ».
Le panneau de réglage manuel du trim est situé sur la console arrière gauche du pilote, hors de son champ de vision direct, environ à hauteur du coude. L’espace étant restreint, le pilote doit tourner le torse et la tête pour y accéder. L’appareil n’était alors équipé d’aucun système d’alerte visuelle ou sonore, ni d’un mécanisme empêchant le décollage en cas de mauvaise configuration. D’autres avions de chasse — F-18, F-15, Mirage 2000 — étaient pourtant déjà dotés de tels systèmes.
Selon le comité de sécurité de l’OTAN, l’interrupteur de trim de lacet aurait été activé accidentellement par un objet, et non par les pilotes. L’hypothèse la plus probable : un classeur rigide contenant les listes de contrôle de vol, posé par le commandant. Des simulations ont confirmé la plausibilité de ce scénario.
Mais le tribunal d’Athènes a rejeté cet argument comme spéculatif, faute de preuve documentaire ou de témoignage confirmant une mauvaise disposition des check-lists.
Les arguments de l’entreprise
Lockheed Martin a nié toute responsabilité, affirmant que l’avion était « structurellement sain » et que tous ses systèmes fonctionnaient correctement après le démarrage moteur. Le bouton incriminé n’était ni défectueux ni mal conçu, selon l’entreprise, et était suffisamment protégé par deux barrières latérales en métal en forme de U et trois anneaux en caoutchouc. L’entreprise a rappelé que les procédures techniques exigeaient trois vérifications du trim de lacet : en cabine, après démarrage moteur, et avant décollage. Elle a aussi soutenu que l’équipage était responsable à 99 % de l’accident, en raison d’une négligence contributive.
Autres précédents
L’affaire du F-16 grec n’était pas isolée. Le tribunal rappelle qu’un autre F-16 de la Garde nationale américaine s’est écrasé le 12 juin 1994, peu après son décollage depuis une base du Colorado. Le pilote avait survécu grâce à son éjection. L’enquête avait conclu à une mauvaise configuration involontaire des interrupteurs de trim. Le pilote avait déclaré avoir déplacé un sac personnel sur le panneau de commande, activant probablement un bouton sans s’en rendre compte.
La décision judiciaire mentionne aussi un incident rapporté lors d’une réunion de sécurité des vols tenue en décembre 2015, presque un an après le crash grec, dans l’Utah (États-Unis).
Ce témoignage est tiré d’un rapport officiel du directeur de la sécurité des vols du commandement tactique de l’armée de l’air grecque à Larissa. Y participaient des représentants de l’état-major de l’armée de l’air américaine, ainsi que de plusieurs pays exploitant le F-16. D’après le rapport, plusieurs participants ont exprimé leurs préoccupations concernant le design du panneau de trim. À un moment donné, un représentant américain a demandé qui, dans la salle, avait déjà connu un incident similaire : la majorité a levé la main.
Toujours selon ce rapport, l’armée de l’air turque avait signalé deux incidents comparables en 2014 et 2015, dus au passage de câbles et de tuyaux reliant le casque et le masque à oxygène du pilote le long du panneau de trim, qui pouvaient provoquer un mouvement involontaire.
La Cour d’appel d’Athènes a conclu que le problème était connu du fabricant, et qu’il avait également été soulevé par d’autres forces aériennes.
Concernant la réaction du capitaine après le décollage, le tribunal a jugé qu’elle était conforme à ce que l’on pouvait attendre d’un pilote ne sachant pas que le trim était mal réglé. Toutefois, il a considéré qu’en tant que commandant de bord, il portait une responsabilité partielle de 40 % pour ne pas avoir vérifié une dernière fois les réglages avant le décollage, alors qu’il restait 3 minutes et 20 secondes.
Les plaignants ont souligné que l’équipage avait scrupuleusement suivi les instructions, et que la pratique courante consistait à faire les vérifications de trim à l’arrêt, sans obligation officielle de les répéter avant le roulage.
À partir de 2018-2019, Lockheed Martin a installé un système d’alerte visuelle pour le trim sur la console numérique centrale de ces chasseurs. Dans le cas du F-16 grec, cette mise à jour a été réalisée dans le cadre du programme de modernisation « Viper ».
Selon la Cour d’appel, cette modification constitue une reconnaissance implicite du problème par le constructeur américain.
Les juges ont conclu qu’un design différent du panneau de trim aurait pu empêcher l’accident, et qu’un tel changement était techniquement réalisable à l’époque, sans nécessiter de progrès technologique ultérieur.